LIONEL RAY ou LA MODERNITÉ SE MOQUE
DE LA MODERNITÉ
par Jean-Paul GIRAUX
(outre cet article le dossier comprend aussi quatre poèmes de Lionel Ray)
Lionel RAY
Voici un de nos plus importants poètes d’aujourd’hui.
Dès 1959,il est édité chez Gallimard sous le nom qu’il porte à l ’Etat civil depuis janvier 1935, Robert Lorho, et c’est sous ce nom en 1965 qu ’il reçoit le prix Apollinaire pour un recueil paru chez Seghers, Légendaire ,avec une préface de Robert Mallet.
Ce n ’est pas rien !
En 1970, pourtant, Robert Lorho disparaît brusquement au profit de Lionel Ray à la suite d’une inversion d’initiales qu’il est licite d’interpréter comme une nouvelle naissance, enregistrée cette fois, et de façon spectaculaire, dans les Lettres Françaises d’Aragon.
A nouveau la notoriété, mais sous un autre nom !
C’est sous ce pseudonyme de Lionel Ray que le poète publiera désormais ses ouvrages (14 livres depuis 1971) dont quatre ont été couronnés par les prix les plus prestigieux : prix Mallarmé en 1981 pour Le corps obscur, prix Antonin Artaud en 1990 pour Une sorte de Ciel, prix Supervielle en 1994 et prix Goncourt de poésie en 1995 pour Comme un château défait, prix Roger Kowalski-ville de Lyon en 2001 pour Pages d’ombre suivi de Un besoin d’azur et de Haïku et autres poèmes .Tous édités chez Gallimard.
Robert Lorho/Lionel Ray : qui est exactement ce poète double et … singulier ?
«Je suis ce que j’écris »
De Robert Lorho, Serge Brindeau, dans son ouvrage, La poésie contemporaine de langue française depuis 1945, a gardé le souvenir d ’un poète qui «aima rêver, éveillé, un peu à distance des choses, mais à peine, comme pour ne pas déranger un ordre essentiel …» et dont la poésie, nous dit-il, «riches d’images et de rythmes », est un «écho de l’âme ». Un poète qui allait au-delà des mots à la recherche d ’un sens.Et puis voilà que tout change, l’écriture et même la signature au bas du poème, que le poète du «signifié», attentif à la sémantique du message, au jeu des significations, se métamorphose en poète du «signifiant » pour qui «Strictement, le poème ne dit rien que le poème » (L’interdit est mon opéra , 1973). Retour à Mallarmé : les mots sont la matière première du poème qui est avant tout une aventure du langage. A la limite, sous l’influence des linguistes, on pourrait dire sans beaucoup exagérer que le poète n’est pas vraiment l’auteur de son poème, mais son inventeur, au sens de celui qui découvre un trésor, puisque le poème est en quelque sorte donné par le système de la langue.
Assistons-nous à la mort de l ’auteur ? Non, mais à celle, provisoire, de Robert Lorho, car si ses mots, comme dans l’usage ordinaire, avaient vocation à refléter le monde et les émotions du sujet, Lionel Ray proclame à présent, dans sa Lettre ouverte à Aragon sur le bon usage de la réalité, 1971, qu’il s’agit pour lui «de retrouver par la désarticulation complète du discours un état poétique du langage ou les mots eux-mêmes en état de rêve constituent la seule réalité …» On pense à la formule de son ami Alain Bosquet : « Je suis ce que j ’écris » à laquelle Lionel Ray semble faire écho d’une certaine façon dans Comme un château défait (1993) avec : «Les mots sont/ma demeure, disais-tu ». Bref, l’auteur «n’est là présent que s’il réussit à supprimer sa personne même …» (Lettre ouverte à Aragon …).
Le produit de cette transformation, ce sont Les Métamorphoses du biographe de 1971 qui en agaceront quelques-uns, à commencer par H. Meschonnic qui citera Reverdy, un moderniste pourtant, pour y trouver plus les «procédés » que les «moyens » de la poésie : phrases éclatées, inachevées, mots coupés, collages, absence du sujet … L’écriture ici se donne en spectacle (mot de Lionel Ray, lui-même), le lecteur se trouve devant quelque chose, mais il ne sait pas ce que c’est : ni prose, ni vers, ni récit (Alors quoi ?) et il ne reste plus qu’à faire la part de la provocation (mai 68 est passé par là !) sans oublier que nous avons là le point de départ d ’une démarche productive : le poète, le grand poète se construit.
«Je suis ce que je deviens »
Paulhan n ’était pas venu à bout de cette contradiction : la «Terreur » anti-rhétorique aboutit toujours à une autre rhétorique. Lionel Ray le constate à son tour :«…rien n ’y fit, mon entreprise de démolition, de dislocation, de démembrement de la phrase et du vers, de l’un par l’autre ou inversement, n’empêchait pas le littéraire de resurgir de tous côtés, le lyrisme de s’affirmer …»
Il y gagne une liberté : «tout est permis »déclare-t-il, et il revendique désormais un droit à «l ’infidélité » qu ’il formule à plusieurs reprises, notamment dans Nuages, Nuit, 1983, où il écrit : «L ’infidélité à soi-même est la règle de toute sincérité, ma règle, mon “authenticité ”» et on voit bien qu’il y a chez notre poète une sincérité qui se projette dans l’avenir («L’avenir m’invente »dit-il dans Partout ici même ), qui se cherche avec un acharnement que traduit bien ces deux vers de Nuages, Nuit : «Moi/dans l’impatience des possibles» qui fournissent peut-être une des clefs essentielles de l'édifice.Donc «Je suis ce que je deviens», écrit Lionel Ray dans Partout ici même, 1978, et l ’évaluation de ce devenir ne peut se faire qu’avec le temps qui dira s’il «avance vers le temps des preuves ou vers un futur sans île …».
Évidemment, à chaque étape, les avant-gardistes qui font profession de modernité pourront soutenir – H. Meschonnic le remarque fort judicieusement dans l’article déjà cité – que ce trajet, en dépit des mots coupés, des blancs qui trouent la page et d’une «écriture dé/sencombrée » de facture très moderne (nous y reviendrons), marque une sorte de régression par un retour à une certaine tradition formelle ou même une dépression par un retour nostalgique sur l ’enfance : «je vous écris de/puis les mots de ma/naissance», un retour à l ’élégie qui déplore l’absence, la solitude, les morsures du temps («je sens vieillir mon ombre »),et retour à un «je » qui déjà dialogue avec «tu » ou «toi » et qui s’épanouit dans le «nous ».Un procès est ouvert !
«Les métamorphoses de la modernité »
Finalement, qu’est-ce que Lionel Ray met au centre de sa démarche poétique? De sa création ?Il y a, semble-t-il, des indices qui permettent de prétendre qu’il s’agit d’une réflexion sur la «modernité ». D’abord, on constate que Les Métamorphoses du biographe suivi de La Parole possible est apparu à un observateur aussi attentif à cette problématique que H. Meschonnic comme étant précisément «un festival de la modernité » (cf. article cité auquel le paragraphe emprunte ici son titre). On relève que si Lionel Ray consacre une étude importante à un poète, il s’agit de Rimbaud dans la collection Seghers, Poètes d’aujourd’hui, 19762 et que, ces derniers mois, c’est un article sur «L ’invention du moderne» qu ’il donne à Aujourd’hui poème dans lequel on retrouve, appelés par la démonstration, Baudelaire, Rimbaud et les modernistes. On observe encore que le deuxième poème des Métamorphoses du biographe est intitulé «zones », certes avec un "s", mais comment ne pas y voir un écho du poème moderniste d’Apollinaire, Zone sans "s" celui-là, et on note enfin que le recueil de 1983, Nuages, Nuit, contient un poème annoncé par la mention (du moderne) où le mot «moderne » est répété une demi douzaine de fois et qui se termine par une citation (un collage) de Rimbaud, «j ’ai deux trous rouges au côté droit ».
Mais alors obsession ou dérision ?
Car la question se pose avec Rimbaud, justement, dont Lionel Ray sait pertinemment qu’il est la modernité se moquant de la modernité : on n’a pas suffisamment prêté attention à l’ironie que sous-tend le «Il faut être absolument moderne », quelque chose d’équivalent à «aujourd’hui, si on veut être reconnu, il faut être branché, (chébran serait mieux !)», si bien que la modernité peut être l’habileté du poète, mais plutôt sa plaie, son effroi, sa blessure. Lionel Ray s’en explique dans En marge du poème (Partout ici même, 1978) : «Écrire autrefois m’effrayait. Je redoutais l’adjectif (j’en faisais une maladie honteuse), la métaphore surmultipliée, les compléments faciles … J’avais d’autres terreurs : l ’accumulation des termes, la répétition, l’anaphore, et finalement le lyrisme que je voulais jeter aux orties, le style-confidence, le style-claquette, une théâtrale “sincérité ”, la pose, l’éloquence ».
Expérience faite, Lionel Ray sait à présent que s ’en tenir à ces propositions, ce serait maintenir sa poésie dans un état de conflit permanent avec ce qu’il est en profondeur, se déclarer sans passé, sans mémoire, se condamner à être une apparence, «Un beau masque sur le vide du visage », se cramponner à un impossible point fixe comme si le temps ne déplaçait rien, n’altérait rien. Ce serait se déclarer sans avenir. Se pétrifier. On découvre avec lui que la modernité fait aussi entendre des chaînes !
Le procès arrive à son terme. Désormais, Lionel Ray ne renonce pas à la modernité, mais elle devient chez lui la libre conquête de son devenir, l’approche toujours renouvelée de ce tremblement «insaisissable » pour lequel il n ’y a peut-être pas de mots, mais qu’il sent en lui avec le désir de le transmettre à cet «interlocuteur absent », c’est-à-dire «moi … l’autre, personne ou quelqu’un »(Syllabes de sable ,1996). Certes, le poète reste un «arrangeur de syllabes », car les mots sont des passerelles obligatoires, des miroirs fragiles. Toutefois, s’il prend soin des mots comme de lui-même, soucieux d’un art minimal qui cultive les vertus de l ’élagage, où le poème se présente aussi décharné qu’un motif de Giacometti, où la perfection est, peut-être, nous dit-il, dans «l’ingénuité substantielle » du haïku, le sujet (sa richesse intérieure, ses relations avec le monde, avec les autres) réinvestit maintenant le poème en mobilisant tous les acquis, ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui, qui conviennent à son projet (y compris la forme sonnet librement traitée, par exemple, la ponctuation rétablie, non pas la rime mais l’alexandrin, pourquoi pas ?).Et se trouve à nouveau convoqué le lyrisme un moment voué aux orties, mais un lyrisme maîtrisé, réinventé, par lequel l’auteur interpelle son lecteur dans une dialectique du «moi » et du «toi », un lyrisme qui ressuscite (le mot est de Robert Sabatier) Robert Lorho et le réconcilie avec son double considérable Lionel Ray au terme d’un itinéraire passionnant qui produit une œuvre originale dont la séduction relève d’une modernité qui «porte en elle la mémoire du passé » (Lionel Ray, dans son article d’Aujourd’hui poème ).
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Jean-Paul Giraux donne régulièrement aux revues des articles sur la poésie et les poètes. Il a publié des proses brèves, des nouvelles noires et plusieurs romans aux éditions Editinter, "La lettre de pithiviers", préface de Maurice Rajsfus, un policier qui se passe presque entièrement à Nevers, "L'Amérique et les yeux du poisson rouge", un polarenpoch' préfacé par Jean Joubert, "Le poinçonneur avait les yeux lilas" et "Métropolis, c'est tous les jours vendredi 13" qui évoque l'enquête d'un "drôle de flic" qu'accompagne l'ombre au coeur ciblé du grand poète colombien José Asunción Silva.
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A consulter : http://pagesperso-orange.fr/jeanpaulgiraux/
http://passiondulivre.com/auteur-41983-jean-paul-giraux-.htm