En relisant Jean Paulhan : Les fleurs de Tarbes
ou La Terreur dans les lettres.
par Jean-Paul Giraux
Les fleurs de Tarbes
Au jardin public de Tarbes, où il est interdit de cueillir les fleurs des parterres, il est logique d’interdire l’entrée à toute personne ayant des fleurs à la main.
Autrement, comment confondre les éventuels contrevenants ?
C’est pour des raisons un peu semblables que, pour certains, il conviendrait d’interdire aux auteurs d’entrer en littérature avec des fleurs de rhétorique.
Et c’est ainsi – nous explique Jean Paulhan – que la Terreur peut s’installer.
Observons les faits. Longtemps, on a cru pouvoir dire les choses avec des fleurs. Ici, à Tarbes, partout. Puis on a commencé à se méfier : "La vraie éloquence se moque de l’éloquence..." a insinué Pascal. Puis on est allé encore un peu plus loin en s’avisant qu’il devenait indispensable d’apprendre "quels artifices, sons et règles peuvent à jamais effaroucher la poésie". L’écrivain est alors apparu comme celui qui "refuse quelque chose : c’est la " vieillerie poétique " de Rimbaud ; " l’éloquence " de Verlaine ; la " rhétorique " de Victor Hugo" ; il est surtout celui pour qui il est essentiel d’écarter les procédés convenus de sorte que, travers de notre époque dénoncé par Paulhan, "... le théâtre ne se trouve rien tant éviter que le théâtral, le roman le romanesque, la poésie le poétique. Et la littérature en général, le littéraire."
La Terreur à l’ordre du jour
Cette Terreur est le fait des romantiques et elle consiste à affirmer – justement contre l’ancienne rhétorique – que le langage est ou peut être un instrument d’oppression, qu’il joue ou peut jouer contre la pensée libre.
On se trouve ainsi renvoyé, au Victor Hugo de la réponse à un acte d’accusation (Les Contemplations) :
"Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire ...
Guerre à la rhétorique et paix à la syntaxe...
J’ai pris et démoli la bastille des rimes...
Qui délivre le mot, délivre la pensée ...
Les écrivains ont mis la langue en liberté.
Et, grâce à ces bandits, grâce à ces terroristes... ".
Est-il besoin d’insister en rappelant l’image de l’Académie "cachant sous ses jupons les tropes effarés" tandis que "Les neuf muses, seins nus, chantaient la Carmagnole", la noble narine éternuant comme un nez roturier, le "long fruit d’or" qui se retrouve "poire" au sein de la phrase tout autant qu’elle l’était, accrochée à sa branche, et au bout du compte, une poésie enfin émancipée "qui rit, soupire / Et chante, raille et croit" (V. H.).
La loi des suspects
De cette Terreur majuscule, Jean Paulhan dresse le portrait, démonte les mécanismes supposés.
Il montre que la Terreur s’exerce essentiellement contre les mots auxquels elle applique une Loi des Suspects qui les accuse de vouloir prendre le pouvoir en opprimant la pensée. Par exemple, "... le cliché nous est signe que le langage soudain a pris le pas sur un esprit dont il vient contraindre la liberté, et le jeu naturel". Puis que l’anathème s’étend de proche en proche aux "genres, unités, vers et rimes, et les autres conventions littéraires auxquels la Terreur fait grief, non moins qu’aux lieux communs, de donner le pas au langage sur la pensée".
Mais alors, s’interroge-t-il, comment ne pas voir l’impasse et que "ce sont d’autres mots qui établissent que l’on a échappé aux mots" ?
Pardonnez-moi, mais auriez-vous vu l’auteur ?
Essayons de clarifier les enjeux.
S’il s’agit, avec la Terreur dont il est ici question, de se soumettre à la réalité des sentiments et des faits (c’est la position de Hugo : "Le poète ne doit pas écrire avec ce qui a été écrit, mais avec son âme et son cœur" et celle de Stendhal : "Ne rien donner à la phrase. Tâcher de voir la vraie nature...") ou bien encore de transcrire les données de l’inconscient (on reconnaîtra la position des Surréalistes), cela ne reviendrait-il pas à établir que "...malgré l’apparence, [l’auteur] n’est pas l’auteur" ?
Hypothèse, contre laquelle Paulhan s’insurge, d’une littérature à l’état brut – "sauvage" dit-il – où "...l’expression [se] voit réduite à de la pensée" et l’écrivain à ne plus être qu’un scribe qui écrit sous la dictée.
Mais, ailleurs, il ajoute : "...il se peut après tout, je n’en sais rien, qu’il faille renoncer au langage".
Aimez-vous les ortolans ?
Ainsi, s’attaquer au despotisme du langage revient à avancer que "l’idée vaut mieux que le mot", ce qui est se placer dans une problématique de communication à laquelle la poésie moderne est étrangère.
Paulhan le sait, qui ne se prive pas de citer Mallarmé : "...ce n’est pas avec des idées qu’on fait un sonnet, c’est avec des mots". Dans cette perspective, on en conviendra, le mot n’est pas d’abord un signe porteur de sens, mais une matière vivante, un miroir plein de reflets fulgurants, et le poème, non pas une idée précise qu’on transcrit, un message trivialement utilitaire, mais un jeu d’ondes significatives qui se croisent et se répondent. Bref, il ne s’agit jamais d’établir un contrat dont toute ambiguïté aura été impitoyablement chassée, et on comprend l’affirmation de Jean-Paul Sartre : "Les poètes sont des hommes qui refusent d’utiliser le langage" (Qu’est-ce que la littérature ? Idées Gallimard).
Paulhan sait tout cela puisqu’il concède à Maurice Nadeau" que "la littérature, et particulièrement la poésie, est... le lieu d’une merveille...", et cependant il s’exaspère à l’idée avancée par Bergson que tel est le pouvoir des mots que les trois syllabes du mot " ortolan ", dans "leur inanité sonore", suffisent à donner envie de consommer l’infortuné volatile.
Terreur et/ou Rhétorique
Et si, finalement, la Terreur n’était que la mauvaise conscience de la Rhétorique, l’occasion de réprimer ses plus criants abus ? Car il ne peut être question de nier les pièges du langage avec ses grands mots creux, ses clichés usés jusqu'à la corde, ses images rebattues, etc.
Paulhan aura-t-il pensé à son ami Francis Ponge dont l’œuvre (1) se présente à la fois comme une contre-rhétorique ("une rhétorique par poème") et comme un témoignage rageur ("la rage de l’expression") en faveur du langage et des mots dont il veut abolir l’arbitraire, rendre sensible la matière ? A une tentative de conciliation sans doute souhaitable, mais peut-être seulement possible sous forme de projets à perfectionner sans cesse (Que peint Braque ? se demande précisément Francis Ponge. Et la réponse arrive, lumineuse : Ses desseins !) ?
En tout cas, à Tarbes, les effets du procès engagé se sont inscrits sur un nouvel écriteau qui dit ceci :
Il est défendu d’entrer dans le jardin public sans fleurs à la main.
De quoi laisser le visiteur perplexe ?
A y réfléchir, ce n’est pas certain, car Jean Paulhan, qu’on accu-sera pourtant de ne pas vraiment conclure, s’est plu à commenter de manière parfaitement éclairante le dernier avatar du règlement municipal :
"C’était une mesure ingénieuse à tout prendre, car les promeneurs, déjà fort embarrassés de leurs fleurs, étaient loin de songer à en cueillir d’autres".
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1 Le Parti pris des choses paraît en 1942, la même année que Les fleurs de Tarbes.
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Jean-Paul Giraux a publié un recueil de proses brèves ("Le chimpanzé de Rio", La Bartavelle puis édition augmentée à Editinter), des nouvelles noires ("L'allée du vingt et autres faits divers") et des romans ("La lettre de Pithiviers", préfacé par Maurice Rajsfus, "L'Amérique et les yeux du poisson rouge", policier, Le poinçonneur avait les yeux lilas, policier préfacé par Jean Joubert, Métropolis, c'est tous les jours vendredi 13, policier, aux éditions Editinter ). Il collabore aux revues Poésie sur Seine et Poésie/première auxquelles il donne régulièrement des articles sur la poésie et les poètes. On retrouve ses articles dans deux livres d'essais, Aragon, Césaire, Guillevic et 21 invités du mercredi du poète, études et entretiens, anthologie de l'Arbre à paroles Belgique ; juin 2011, et Y a-t-il des mots pour parler poésie ? préface de jean Joubert; Editinter 2013.