ÉLOGE DU CORBEAU

 ET POÉTIQUE DE LA LETTRE ANONYME

 

par Jean-Paul Giraux

 

 

Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos plaines ?

Le chant des partisans, J. Kessel et M. Druon

 

 

I Portrait en noir et blanc

 

     Les dieux et les déesses de l’Olympe ont des vies sentimentales presque aussi compliquées que celles des humains. Ils ont vite fait de se jeter la vaisselle à la tête, et les éclats de leurs querelles résonnent comme autant de tremblements de terre et d’éruptions volcaniques.

     Fâcheux exemples !

     Quand ils se mêlent de fréquenter les humains, c’est encore pire.

     Chacun sait que Coronis, fille de roi, enceinte des bonnes œuvres d’Apollon (chaque dieu a les siennes), eut le front de tromper son amant divin avec un mortel, pas le premier venu pourtant puisque fils d’un roi lui aussi, mais étranger et donc barbare.

     La xénophobie est une détestable antienne aussi vieille que la jalousie (« Le Barbare est né pour l’esclavage et le Grec pour la liberté » disait la “sagesse” antique).

     On raconte dans les gazettes, à la rubrique des faits divers, qu’informé de façon anonyme de sa disgrâce par un corbeau blanc (sa couleur d’origine)[1], Apollon zigouilla proprement la traîtresse puis condamna l’oiseau délateur – après enquête, j’imagine – à la noirceur perpétuelle.

     Les vacheries des dieux sont imparables (cf. Io).

     Et voilà pourquoi les corbeaux de ces temps-ci sont noirs.

 

   Être oiseau de mauvais augure ou délateur patenté n’est pas situation enviable. Aussi lui ai-je déjà consacré une prose brève mais compatissante :

 

LE CORBEAU

 

      Il a gardé sa soutane noire et son allure méfiante de paysan.

      Il officie seul ou en bande en prélevant une dîme sur tout ce qui est graine, semence, fruit ou déchet, y compris sur quelques charognes.

      Il passe pour intelligent, mais sa conversation se borne à de sombres prophéties qu'il lance, avec une sinistre lenteur, sous le ciel bas.

      C'est un oiseau d'ancien régime !

Le chimpanzé de Rio, éditions Editinter.

 

      Naturellement, – passons, voulez-vous bien, sur le bouffon « honteux et confus » que met en scène La Fontaine – on est en droit de préférer les portraits que proposent Edgar Allan Poe – « Prophète, dis-je, être maléfique ! oiseau ou démon, toujours prophétique ! » – ou mieux encore Arthur Rimbaud :  

                                    LES CORBEAUX

 

Seigneur, quand froide est la prairie

Quand, dans les hameaux abattus,

Les longs angélus se sont tus...

Sur la nature défleurie

Faites s’abattre des grands cieux

Les chers corbeaux délicieux.

 

Armée étrange aux cris sévères,

Les vents froids attaquent vos nids !

Vous, le long des fleuves jaunis,

Sur les routes aux vieux calvaires,

Sur les fossés et sur les trous

Dispersez-vous, ralliez-vous !

 

Par milliers, sur les champs de France,

Où dorment des morts d’avant-hier,

Tournoyez, n’est-ce pas, l’hiver,

Pour que chaque passant repense !

Sois donc le crieur du devoir,

O notre funèbre oiseau noir !

 

Mais, saints du ciel, en haut du chêne,

Mât perdu dans le soir charmé,

Laissez les fauvettes de mai

Pour ceux qu’au fond du bois enchaîne,

Dans l’herbe d’où l’on ne peut fuir,

La défaite sans avenir.

 

II Une fonction enfin reconnue

 

      Le poète a raison. Il ne faut pas confondre corbeau et fauvette de mai.

      En décembre 1922, s’ouvre à Tulle le procès d’une petite dame qu’un journaliste décrit « un peu boulotte, un peu tassée, semblable sous ses vêtements de deuil, comme elle dit elle-même, à un pauvre oiseau qui a replié les ailes » et qui, pendant cinq ans, a inondé la ville de lettres anonymes injurieuses et délatrices comme l’exigent les règles du genre.

      Un oiseau noir !

     C’est donc très logiquement qu’Henri-Georges Clouzot pense au profil du corvidé maléfique pour servir de signature aux lettres anonymes de son film, Le corbeau, inspiré du fait divers de Tulle et sorti sur les écrans en pleine Occupation (1943), à une époque où la délation, signée ou anonyme, connaît de très beaux jours. Un sport très Maréchal nous voilà encouragé par les autorités de Vichy et les journaux de la collaboration (on lira avec effarement l’ouvrage d’André Halimi, La délation sous l’occupation, publié aux éditions Alain Moreau en 1983 et qui a été également l’objet d’un film).

      Pourtant, au lendemain de la Libération, parmi ceux de la gauche résistante, certains prétendirent contester l’image négative que donnait de la France le film de Clouzot, produit, il est vrai, par une firme allemande, la Continental. Ainsi, Armand Monjo, excellent poète par ailleurs, écrivait à son propos dans L’Humanité en 1947 (relevé sur Internet) : « Sous le plumage du Corbeau, je devine l’aigle hitlérien qui bat ses ailes au profit de ceux qui ont intérêt à rabaisser notre peuple ».

      C’était lui faire un mauvais procès.

      Non seulement le film est un chef d’œuvre de l’art cinématographique qui peint sans concession la nature humaine en stigmatisant ses manifestations les moins reluisantes : délation – lettre anonyme – mais encore il intronise de façon définitive le corbeau – notre corbeau délicieux – dans ses fonctions d’anonymographe.  

III Poétique du genre.

 

     La lettre anonyme est un genre ingrat puisque son principe est d’interdire à l’auteur tout espoir de s’y faire un nom. C’est un plaisir purement solitaire, et donc comparable à la masturbation, avec cette différence toutefois qu’il ne doit rendre ni sourd ni aveugle, au risque de disqualifier ses meilleurs pratiquants en les privant de leurs qualités d’écoute et d’observation.

      C’est aussi un genre difficile.

      Être « un ami qui vous veut du bien », « un bon français », « un bon patriote », « un bon chrétien » (on notera l’importance du mot « bon »), « un Français de toujours » (importance du mot toujours) ne s’improvise pas. Se sentir investi d’une mission de Justicier ou avoir du goût pour l’Invective et la Dénonciation ne suffit pas à garantir la maîtrise parfaite du genre.

      Plus que la vocation, il y faut ce côté artiste qui peut transcender l’auteur[e] de lettre anonyme jusqu’à en faire un/une véritable homme/femme de Lettres. Car le « corbeau » ne peut se contenter d’être une de ces bêtes avides que le théâtre élisabéthain introduit dans Volpone[2] sous le masque répugnant de Corbaccio (le vieux corbeau) et de Corvino (le jeune corbeau) et dont il peint les basses convoitises. On le voudrait plutôt le représentant le plus accompli de ce que l’excellent romancier Georges Hyvernaud appelle « la littérature de ressentiment » : « Toute littérature est de ressentiment. Contre dieu qui nous inflige les couchers de soleil, les clairs de lune, les furoncles ou la jalousie. Revanche sur la vie qu’on passe au noir. Ou au rose, ce qui est le comble de la dérision[3] ».

      On dira que sa fonction l’oblige.

      D’autant que l’observateur, qui refuse d’idéaliser le monde tel qu’il va, à l’instar de l’enquêteur de La Machine à écrire de Jean Cocteau, pièce écrite en 1941 et inspirée par le fait divers de Tulle (on y revient) – peut se surprendre à penser que les « ... méchantes petites villes méritent les pluies de sauterelles ou de lettres anonymes qui les dévastent... »

      Paroles de poète ?  

 



[1] Une autre tradition le veut à l’origine couleur d’azur ; je retiens la première proposition, car je le vois très bien – avant la faute – « vêtu de probité candide et de lin blanc » comme le Juste de Victor Hugo.

[2] Volpone de Ben Jonson.

[3] Citation empruntée à Lettre anonyme, Georges Hyvernaud. Editions Le Dilettante.

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Jean-Paul Giraux a publié un recueil de proses brèves ("Le chimpanzé de Rio", La Bartavelle puis édition augmentée à Editinter), des nouvelles noires ("L'allée du vingt et autres faits divers") et des romans  ("La lettre de Pithiviers", préfacé par Maurice Rajsfus,  "L'Amérique et les yeux du poisson rouge", policier,  Le poinçonneur avait les yeux lilas, policier préfacé par Jean Joubert, Métropolis, c'est tous les jours vendredi 13, policier,  aux éditions Editinter ).  Il collabore aux revues Poésie sur Seine et Poésie/première auxquelles il donne régulièrement des articles sur la poésie et les poètes. On retrouve ses articles  dans deux livres d'essais, Aragon, Césaire, Guillevic et 21 invités du mercredi du poète, études et entretiens, anthologie de l'Arbre à paroles Belgique ; juin 2011, et Y a-t-il des mots pour parler poésie ? préface de jean Joubert; Editinter 2013.

 

 

 

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