DANTZIG ou A QUOI ÇA SERT LA LECTURE ?  : A CRITIQUER !

 

par Jean-Paul GIRAUX

 

 (A propos du  Dictionnaire égoïste de la littérature française de Charles Dantzig)

 

Vivent les casseurs !

  La critique est une lecture qui s’écrit (cf. Poésie sur Seine n°46). Dans un de ses aspects parfois abusifs, elle n’est pas autre chose qu’une lecture qui se raconte sans craindre de se donner en spectacle ni même de tomber dans l’arbitraire. Une démarche du « bon plaisir » qui aboutit toujours plus ou moins à démonter le fait littéraire aux dépens de l’œuvre et de l’auteur considérés. Quand elle reste intelligente, elle évite au moins le dénigrement agressif et systématique. Elle devient importune quand elle se veut avant tout – bêtement – impertinente.

Le monde littéraire serait-il fasciné par les casseurs ? C’est en tout cas une explication possible à l’accueil empressé réservé au Dictionnaire égoïste de la littérature française de Charles Dantzig, un pavé de 968 pages lancé par un romancier/poète dans la vitrine où se rangent les représentants plus ou moins réputés de la littérature française.

Une chose est certaine, nombreux sont les observateurs qui constatent les dégâts avec la mine réjouie du potache qui se paye la tête de ses profs. La quatrième de couverture – probablement rédigée par l’auteur (il nous dit que ça se fait) – donne le ton : « Ce n’est pas un dictionnaire comme les autres. Il est érudit, allègre, partial, drôle, s’intéressant aux êtres en plus des écrits, brillant, inattendu. Bref, il est à part ».

L’auteur a raison : on n’est jamais si bien servi que par soi-même. Mais la critique du critique ne déroge pas dans la louange excessive : « Mille pages d’un bonheur sans égal » (Le Magazine littéraire) - « Passionnant et impitoyable dictionnaire amoureux de la littérature » (Le Nouvel Observateur) - « Quel régal, ce livre ! » s’enflamme Assouline sur son blog d’Internet avec ce commentaire étonnant : « Pas l’ombre d’une aigreur, d’un règlement de compte, d’une insinuation », à croire que le critique aura tout simplement oublié de le lire avant d’en parler.

 Alors unanimité dans l’éloge ? Non, çà et là quelques réserves, telles celles-ci qu’on relève dans la magazine Lire où l’ouvrage est qualifié de « traité de cuistrerie mondaine » (j’aime assez) et surtout dans le Monde des Livres où Patrick Kékichian, à la recherche d’une « évaluation équilibrée », ne peut s’éviter de signaler le caractère trop souvent injurieux ou mensonger de l’ouvrage.

 

Le jeu de massacre [de septembre]

Car Charles Dantzig, dont « l’impertinent » pavé a été publié chez Grasset en septembre dernier, inaugure le massacre de masse, un genre nouveau en littérature. Certes, le règlement de comptes a toujours été un des agréments de la vie littéraire, mais on constate qu’il devient ici, avec ce brillant jeune homme et son copieux dictionnaire, un mode de traitement – j’allais dire d’exécution – généralisé et quasi exclusif.

 Ah ça, l’excès dans l’éloge est un travers où ce septembriseur ne risque pas de s’égarer ! Voici d’ailleurs quelques échantillons de ses douceurs alphabétiques : Aragon est un délateur sournois doublé d’un « con » (citation de Malraux empruntée à Roger Stéphane, paraît-il) dont les meilleurs livres ne se haussent guère au dessus « du genre Dumas » (La Semaine Sainte) ou « du genre comtesse de Ségur » (Les Communistes). Agrippa d’Aubigné est un infatigable calomniateur de la bonne Catherine de Médicis et de tous les gentils catholiques de la Saint-Barthélemy. Simone de Beauvoir « a dans sa façon d’écrire quelque chose de bovin ». « Elle n’écrit ni bien, ni mal : elle n’écrit pas ». « Bloy, fou de fatuité, laissa mourir un de ses enfants plutôt que de consulter un médecin ». Breton, sectaire et ampoulé – « Ne donnez pas son nom à une rue de Paris : il y a la rue de la Pompe » –, copie sur ses copains à longueur de journée, le plagiat étant avec le cliché une des obsessions de Dantzig qui ne s’épargne aucun effort, même les moins convaincants, pour les stigmatiser[1]. Camus, « scolaire  ou laborieux, c’est selon,» est le « le triomphe de la pensée moyenne » ; celui qui a écrit ce livre faux qui a pour titre, L’Etranger, « n’a pas le sens de la langue qui distingue les grands artistes des bons écrivains ». Claudel est un illuminé, fanatique comme tous les nouveaux convertis, non seulement homophobe, mais antisémite si on accepte d’en juger à travers les Mémoires du si peu fiable Maurice Martin du Gard. Colette ? « Hélas ! Son style est ce qu’il y a de plus style, et on ne peut plus d’époque, entrée de métro, tarabiscoté, ornementant le vulgaire et torsadant la rigolade. De sa négritude, Colette garda un manque de soin, et du journalisme... style de publicité pour le dentifrice....Colette est un ventre. En un mot elle est dégueulasse ». « Duras est emmerdante » Giono est un « caméléon littéraire ».... »  « Jean Giraudoux est un écrivain pour quatorze ans ». Malraux est bon orateur mais piètre écrivain. « Molière est une canaille » (C’est pas moi, M’sieur, c’est Stendhal qui l’a dit). « Montaigne écrit comme une noix ». Le meilleur de Reverdy est dans ses essais (Tant pis pour le poète !). Rimbaud est le poète officiel de l’Education nationale avec « ses poèmes scolaires, comme Le dormeur du val, excellent exercice adolescent... ».  Saint-John-Perse est emphatique. « Yourcenar est amidonnée dans la haute opinion qu’elle a de sa personne... Sévère, sérieuse et sans humour, Marguerite Yourcenar marche d’un pas ferme vers le banal », etc. etc.

 Dantzig – comme tous les dieux vengeurs – a bien quelques élus : Cocteau, Laforgue, Toulet, par exemple, et on le voit prévenant avec quelques autres. Mais l’admiration n’est pas sa vocation ou si peu que, chaque fois qu’il s’abandonne à quelques compliments au-dessus de ses moyens, il s’applique aussitôt à en corriger l’effet désastreux, comme on peut le vérifier dans cet article symptomatique sur Albert Cohen : « Eh bien Belle du seigneur, qui a tout pour faire chef-d’œuvre, en est un. (A quelques gâtismes près)» ; puis on découvre que Cohen est « snob », qu’il n’a pas de cœur, qu’il ne s’est pas gêné pour piquer quelques petites choses à Proust (le plagiat, vous dis-je !), qu’il a de la répétition une conception de marteau-piqueur.

 

Il faut être mort pour Dantzig

Naturellement, ceux qui n’ont pas fait semblant de lire les mille pages de ce dictionnaire auront remarqué que Dantzig ne tire que sur les morts. Ce buveur de sang nous explique qu’il entend rester prudent – les morts étant assurément moins susceptibles que les vivants – et qu’il s’agit surtout là d’une revanche sur l’Education nationale (Le Nouvel Observateur), peut-être parce qu’elle enseigne platement l’admiration, mais plus encore parce que le pauvre jeune homme y fut, comme tous ses frères des beaux quartiers, victime de l’injustice et des persécutions des enseignants mesquins et tyranniques, certainement communistes – ils le sont tous, ma chère ! – haïssant en lui la bourgeoisie dont il était le fils. Textuel ! (cf. le fabuleux article Musset, l’institutrice et moi)). On comprend alors que cet ouvrage a pour seul but de dévoiler enfin les souffrances des fils à papas que l’école a honteusement traumatisés et qu’il faut bien bombarder quelque part, chef de n’importe quoi, dans une maison d’éditions par exemple. (On  nous bassine avec les banlieues alors que le drame, le vrai, est là !).

 Des mauvaises langues prétendront que ce livre n’est pas autre chose qu’une opération – réussie, semble-t-il – de marketing dont l’auteur a découvert le mode d’emploi en parcourant le Journal inutile de Paul Morand : « Il faut croire qu’il suffit d’écrire des âneries pour que les médias s’intéressent à vous... »).

Car, nous dit-il, tout s’apprend dans les livres, y compris ce qu’on peut en dire : « Certains auteurs incluent dans leur livre la critique qu’on pourrait en faire », et preuve en est qu’il suffit d’appliquer à Charles Dantzig ce qu’il écrit de Boileau pour le vérifier : « Boileau est un esprit étroit qui ne s’éveille que pour  faire des remontrances..., prudent, quoiqu’il se pique d’être « un jeune fou »... : Allons, allons, il fonctionne à la tête de Turc, sur laquelle on ne prend jamais de risque à tirer... Boileau, on voit comment c’est fait. Trucs de critique ».

 

Les critiques disent qu’on publie trop. Ils ont raison. On publie trop leurs livres

(Charles Dantzig)

 

L’éditeur de Dantzig aurait bien fait de lui appliquer sa sentence en nous évitant un ouvrage médiocre qui mobilise les prestiges du dictionnaire pour assurer la promotion de sécrétions mesquines et/ou indigestes, où chaque entrée s’efforce, par des procédés de bateleur, d’accréditer des jugements à l’emporte pièce, le plus souvent injurieux et parfois carrément mensongers, où la provocation gratuite se nourrit volontiers de ragots invérifiables.

On nous fait valoir que Charles Dantzig est un grand consommateur de littérature On nous dit qu’il aime la poésie dont il ne parlerait pas si mal il est vrai –  « La poésie n’existe pas à l’état naturel. Loin d’être un fait qui préexisterait à l’homme et que celui-ci découvrirait, elle est sa création et son triomphe. ... Elle est où le talent la met... La poésie peut aussi être drôle » – si, là encore, il lui convenait de renoncer à ses attitudes provocatrices et facilement condescendantes comme celle qui consiste à snober le Printemps des Poètes en lui trouvant un « air kitsch soviétique », l’expression mécanique d’un « scoutisme d’Etat ».

A quarante ans, proclamer son goût pour une lecture critique, c’est bien mais, adolescent prolongé, faire l’intéressant en brûlant les écoles et se montrer à ce point suffisant, n’est peut-être pas une bonne façon d’aimer la littérature et de la servir.

 

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Jean-Paul Giraux a publié un recueil de proses brèves ("Le chimpanzé de Rio"La Bartavelle puis édition augmentée à Editinter), des nouvelles noires ("L'allée du vingt et autres faits divers") et des romans  ("La lettre de Pithiviers", préfacé par Maurice Rajsfus,  "L'Amérique et les yeux du poisson rouge", policier,  Le poinçonneur avait les yeux lilas, policier préfacé par Jean Joubert, Métropolis, c'est tous les jours vendredi 13, policier,  aux éditions Editinter ).  Il collabore aux revues Poésie sur Seine et Poésie/première auxquelles il donne régulièrement des articles sur la poésie et les poètes. On retrouve ses articles  dans deux livres d'essais, Aragon, Césaire, Guillevic et 21 invités du mercredi du poète, études et entretiens, anthologie de l'Arbre à paroles Belgique ; juin 2011, et Y a-t-il des mots pour parler poésie ? préface de jean Joubert; Editinter 2013.

 

 

 

 

 

 

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[1] Ne conviendrait-il pas à Dantzig d’abandonner aux universitaires, avec les notes en bas de page aimablement comparées à des « graffitis sur des portes de chiottes », ces procédés de basse police que constitue la recherche obsessionnelle des sources ?