UN MONDE TERRAQUÉ

 

par Jean-Paul GIRAUX

 

 

     L’événement que fut la publication de Terraqué est inscrit dans le Petit Robert avec cette entrée déjà remarquée en son temps : terraquÉ, ÉE [teRake] adj. 1747 ; bas lat. terraqueus, de terra « terre » et aqua « eau ». VX ou LITTÉR. Composé de terre et d’eau, en parlant de notre monde. Le globe terraqué, la planète terraquée : la Terre. – « Terraqué », recueil de poèmes de Guillevic (1942) [Edition 2000 du Petit Robert]. On y associera Exécutoire (1947), l’un avec l’autre constituant le fonds matriciel sur lequel l’œuvre tout entière s’est construite. Deux titres insolites, et un seul mot chaque fois : annonce d’une thématique orientée vers une réalité extérieure dont il sera rendu compte avec la rigueur du constat, presque du procès verbal, comme le suggère le terme juridique d’exécutoire.  

 

“...la terre où tout se joue / La terre chargée de nous” (Guillevic, Terraqué)

 

     Il s’agit d’une réalité d’emblée ambiguë puisque la « terre » est à la fois le support des êtres vivants, pour eux le lieu d’un destin peu enviable, et la couche superficielle de ce support, avec sa nature et son aspect polymorphes. Dans cette dernière fonction, elle est souvent « l’humus » effrayant, en attente des « charniers », et elle occupe l’étendue sous forme de « champs labourés », de « landes inhospitalières », rarement de « prairies souriantes », ou encore s’accumule en collines et en montagnes “qui ont forme de sein” et s’arrondissent comme des ventres. Elle est mère nourricière où l’arbre prend racine avec des mains d’enfant qui tremblent au bout de ses branches, mais abusive et tyrannique, et on comprend que l’histoire personnelle du poète – une enfance privée de tendresse – contamine logiquement une vision du monde qui ne saurait être « objective » : “ Quelque part en toi / Où nul œil ne voit // Tu rumines ta plaie / Comme du verre pilé”.

     Dans sa version compacte et dure, l’inorganique est le plus couramment « pierre », à la rigueur « brique » – froide et rouge – quand il se donne épaisseur et étendue et qu’il devient « mur » ou « muraille » avec ses variantes significatives (long « couloir » étroit de la sphère privée, où la peur rôde - « rue » de l’espace public, où “Parfois un enfant pleure / Vers l’avenir”) et ses spécialisations où se lit l’aliénation (« murs d’usines », « murs de prisons » ou murs de la chambre glacée). Ajoutons que le minéral prend, sur la table, la forme du « bol »  ou de « l’assiette » par lesquels une réalité – souvent ébréchée – participe aux rites de la vie courante. Sur le toit, il est « tuile » ou « ardoise » au contact du ciel dont les nuages font également écran et sont une autre forme du mur.

     Alors que la « pierre » ordinaire, comme ses principaux avatars, n’est pas autre chose pour le poète que du temps pétrifié, car “Le temps, le temps / A pu faire d’une flamme / Une pierre qui dort debout”, mais aussi du silence solidifié, de la nature qui se réfugie dans l’inertie, un refus minéral de dire et de s’épancher dans lequel s’inscrit le poète Guillevic qui, au nom de la modernité, s’interdit le lyrisme, il existe, en réseau parallèle, une matière compacte qui développe une existence mouvante et monstrueuse qui relève de l’onirique ou du légendaire derrière lequel le « sujet » caché réapparaît pour convoquer ses fantasmes et ses hantises  : « rocs » habités par “... la danse de tout leur intime / Et lucide folie”, « roches » en troupeau “encore mouillées de mer”, « menhirs » inquiétants qui “la nuit vont et viennent / Et se grignotent”, sans oublier, le géant noir de Carnac qui “Se lève et regarde” tandis que “Les yeux morts de cent mille morts / Tombent dans les rivières / Et flottent”.  

 

 

“Quand l’eau se pèse au poids de son heureux silence” (Guillevic, Exécutoire)

 

     L’élément liquide, qui étanche les soifs et irrigue les espérances, serait d’une nature plus heureuse, une semence de vie pour les terres desséchées : “Terre / Comme une gorge irritée / Demandant du lait, / Femme sans mâle...”. Même, il devient la source d’une généreuse utopie : “Nous liquiderons la peur. / De la nuit / Nous ferons du jour plus tendre” où le « nous » suggère un engagement collectif tandis que la polysémie du verbe « liquider » renvoie autant à ce qui doit s’écouler pour disparaître qu’à ce qui permettrait – sens juridique – de se libérer enfin d’une dette inconnue, du sentiment religieux d’être personnellement coupable de quelque chose dont on ne sait rien ( “Tu n’as tué personne encore – / Tu pourrais être sans remords”).

     En fait, plutôt que « lait » ou « sève », l’élément liquide est ce qui « sue » ou ce qui « suinte » dans le silence, et plus souvent encore « eau stagnante, « eau sale » dans l’écuelle, “eau glaciale et noire / Entre les grands rocs”, la mer qui “met son goémon autour du cou – et serre”, et surtout « étang » dont l’inertie, semblable à celle d’une grande pierre noire, obsède le poète : “... s’asseoir près du calme / Effrayant des étangs”. Et que dire de tout ce « sang » qui circule dans l’œuvre, brûlant ou taciturne, retenu et si prompt à s’épancher, à se répandre, comme un cri ?

 

“... un mot c’est du sang / Et donc vaut sacrifice...” (Guillevic, Exécutoire)

 

     Ainsi, le monde terraqué est un monde opaque, clos, qui renvoie à notre propre insularité : “Voir le dedans des murs / Ne nous est pas donné... Bien sûr que c’est pareil / En nous et dans les murs...” et encore : “ Mais oui – j’ai vu la mer, / La marée, les brisants, [...] // Mais je n’y ai rien vu / Qui ait regard. ”. On ne communique pas avec l’insondable.

     Contre cette réalité que peut le poète ?

     Rien d’autre que de requérir avec les mots du poème, mais en refusant la rhétorique classique, dont le ronron menace d’endormir le lecteur, et le lyrisme béat ou pleurnichard qui fait la promotion des beautés du monde ou bien qui pleure avec complaisance sur ses imperfections.

     Même l’amour des femmes, la tendresse, dont on pressent l’importance pour le poète –  Vivre c’est pour apprendre / A bien poser la tête / Sur un ventre de femme” et “Puis se serrer plus fort contre l’autre / Et sourire – n’échappe pas à ce poids de réalité qui est, contre un romantisme mièvre, la marque indéniable de l’authenticité : “Dessous la chair des femmes qu’il fait si bon toucher / Il y a un squelette ”et encore “Et l’homme peut le soir retrouver dans un lit / Le goût frais de la mer / Entre des cuisses ouvertes”.

     rien d’autre que des mots mais ceux d’un immense poète, avec au bout du compte une œuvre singulière – promise à plus d’un demi siècle d’amplifications remarquables – devenue classique aujourd’hui, et dont la modernité et la force ne cessent de nous empoigner et de nous bouleverser.

 

 

Article publié dans la revue "Poètes du Raincy", numéro spécial GUILLEVIC, 

daté d'avril 2001. 

 

Jean-Paul Giraux a publié un recueil de proses brèves ("Le chimpanzé de Rio", La Bartavelle éditeur), des nouvelles noires ("L'allée du vingt et autres faits divers",) et des romans   ( "La lettre de Pithiviers", préfacé par Maurice Rajsfus,  "L'Amérique et les yeux du poisson rouge", policier, "Le poinçonneur avait les yeux lilas", policier préfacé par Jean Joubert), Métropolis, c'est tous les jours vendredi 13  aux éditions Editinter. Une fois par mois, il participe à l'animation du Mercredi des poètes au café littéraire Le François  Coppée, à Paris. Il collabore aux revues Poésie sur Seine et Poésie/première auxquelles il donne régulièrement des articles sur la poésie et les poètes.

 

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Bibliographie :

- Terraqué suivi de Exécutoire, préface de Jacques Borel Poésie / Gallimard. (Toutes les citations ont été empruntées à l’un ou l’autre de ces deux recueils).

- Onze études sur la poésie moderne par Jean-Pierre Richard Point / Seuil 1964 - Guillevic par Jean Tortel, « Poètes d’aujourd’hui » Seghers Editeur Paris 1978 - Choses parlées, entretiens Guillevic / Raymond Jean Champ Vallon Editeur 1982.- L’expérience Guillevic, Deyrolle Editeur 1994- Modernité de Guillevic, réflexion sur la création  dans l’œuvre de Guillevic par Bernard Fournier Presse universitaire du Septentrion, Lille 1996 (du même auteur, Le lyrisme chez Guillevic : essai, en préparation  chez L’Harmattan).  

 

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