LIONEL RAY ET CE MYTHE APPELÉ POÉSIE

 

Où il sera question de L’invention des bibliothèques

et des poèmes de Laurent Barthélemy

 

par Jean-Paul Giraux

 

 

 

     En s’en tenant aux apparences, on voudra voir dans cet article la traditionnelle note de lecture qui salue la publication d’un dernier recueil, ici L’invention des bibliothèques de Lionel Ray[1], sous-titré Les poèmes de Laurent Barthélemy. Qu’on s’évite ce contresens : l’intention de l’auteur est de se donner une perspective plus large comme il s’y sent invité par les pages d’avertissement qui ouvrent le recueil, précisément sous le titre, ce mythe appelé poésie.  

 “…qu’y a-t-il dans un nom ? vous savez bien… le / Vôtre, le mien ?”

 

      Au point de départ une hypothèse qui s’énonce en ces termes : un poète nommé Laurent Barthélemy relit le poète Lionel Ray et ses treize recueils depuis Les métamorphoses du biographe (1971) jusqu’à Matière de nuit (2004) et, le relisant, écrit dans les marges de son œuvre, met ses pas dans les interstices de ses vers.

     Le résultat est un nouveau recueil ou, plutôt, un texte en parallèle à l’œuvre, pas un pèlerinage mais un itinéraire refait en se donnant l’occasion de mettre quelques distances entre soi et “ ce double étrange qui ne [lui] est en rien étranger ”, peut-être celle de mesurer ou simplement d’éprouver ce “ décalage ” un peu vertigineux entre ce qu’on est et ce qu’on pense être, ce qu’on rêve de soi : “ peut-être n’es-tu rien que le rêve / de quelqu’un qui n’existe pas ” écrivait le poète dans Pages d’ombre (2000).  

 “comprendre ah ! comprendre quoi ?”  

      Toute l’œuvre de Lionel Ray se nourrit de cette obsession qu’il y a un espace entre toi-même et toi, et que le jeu – le “ je ” – de la poésie est précisément de leur permettre de se rejoindre. Entreprise périlleuse que la poésie seule autorise à travers cette faculté qu’elle offre de se mettre à la fenêtre pour se regarder passer, de s’écouter dire avec une autre voix “ plus vraie que la [s]ienne ”.

     Aura-t-on assez répété que “ je ” était un autre ! Laurent Barthélemy connaît l’équation convenue, tout comme Lionel Ray succédant à Robert Lorho, mais il en inverse les données puisque la problématique est ici d’être un autre pour être soi. D’où l’émergence selon lui d’un double à la fois inventé et bien réel, qui a peut-être/certainement [re]lu L’interdit est mon opéra et Lettre ouverte  à Aragon (allez savoir ! dit Lionel Ray), qui en aura gardé l’esprit délirant, “ la part ludique de la manipulation des mots, provocation quelquefois, dans une syntaxe éclatée, la gaieté souvent, et surtout la liberté, infinie ” sans pour autant perdre de vue “ la machinerie féroce du moderne ” qui tend à s’inscrire contre “ la part la plus sensible de Lionel Ray ”.

     Cette [ré]conciliation aura à nouveau exigé un changement de patronyme. Seulement, cette fois, il ne s’agira plus seulement de proclamer, non sans quelque provocation, qu’on entend détruire “ la trame rationnelle ou émotionnelle ” du poème et que “ strictement le poème ne dit rien que le poème ” (Lettre ouverte a Aragon…), il conviendra aussi de faire que le “ réengagement du sujet [soit] dans l’acte d’écrire ” (L’invention des bibliothèques).  

 “…Ce n’est rien. Rien que / Du temps qui se vide”

 

      On va donc renouer avec cette écriture éclatée, allusive ou même carrément énigmatique, qui fut, à travers Les métamorphoses du biographe et L’interdit est mon opéra, l’indéniable affirmation d’une liberté : l’initiative est laissée aux mots, et le poète proclame que “ la question du sens est déplacée ” (L’invention). Du coup, retrouve-t-on, comme dans les premiers recueils cités et de manière toute symptomatique, des poèmes annoncés par des titres plus ou moins inattendus (la vareuse de Staline  – histoire courte – une machine à envahir – mourante poésie – drôle de ménage ), encastrés entre deux barres horizontales, poèmes généralement compacts mais quelquefois troués de respirations blanches, avec un découpage qui ne se soucie pas nécessairement des limites du mot ou de la phrase, et où se rassemblent des fragments qui s’enchaînent ou se télescopent. Des poèmes où la voix qu’on entend “ peut-être n’est pas réductible aux mots ” et qui nous proposent d’entrer “ dans une ville étrange où l’on se perd et l’on n’est plus qu’entre soi et soi ” (.

     Un exemple :

abîme, noir abîme

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…rien n’est roman sinon l’oubli dans un tiroir sans fond :

Ce qui manque avec des scènes de joie, la houle des im-

         Probables souvenirs, rien ! la visiteuse de l’ombre à deux

Pas du cercle, ce rien qui s’ouvre à deux battants, fenêtre

[…]

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L’invention des bibliothèques, nrf

 

     Un autre :

 

mélancholia

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…il rêvait, toute menace l’injuriait, pourquoi tant d’

Avanies, ce visage détruit, cette voix d’indifférence,

        L’impression de fouiller dans une mémoire vide ouvrant

Un tiroir où il n’y a que noms éteints, papiers morts,

[…]

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L’invention des bibliothèques, nrf

 

     On verra qu’il y a dans cette poésie éclatée, écrite en marge d’un parcours bien contrôlé[2], une violence anarchique et comme la revendication d’un art premier dont l’idéal serait sans doute la recherche de ce “ rien ” dont on fait quelque chose (cf. Mallarmé), un eldorado poétique, un mythe appelé poésie dont la finalité est de faire passer “ dans les mots, par eux seuls, un souffle particulier, une voix singulière, irréductible à aucune autre ” (L’invention des bibliothèques)  

 “…sa poésie tient compte du temps qu’il fait”

 

      Mais qu’on ne s’y trompe pas : cette “ tension entre le narratif et le fragmentaire ”, que Lionel Ray admire chez René Char et où Laurent Barthélemy se reconnaît, cette volonté de décevoir les attentes du lecteur en se situant au large du “ poétiquement correcte ”, ne sont nullement un retour pur et simple aux années 70. Laurent Barthélemy ne renie rien du parcours de Lionel Ray. Il l’assume au contraire, restant à l’écoute de cette “ matière de nuit ”  – les instruments de l’ombre que l’inconscient élabore – qui faisait dire au Lionel Ray de Syllabes de sable (1996) : “ Ce que nous ne savons pas, / le poème le dit ”.

     Ainsi, le lyrisme demeure au cœur de ces poèmes qui ne sont, à proprement parler, rien d’autre que la mise en scène de leur auteur, de sa “ fable intérieure ”, l’album de ses souvenirs perdus pour lesquels il a la haute ambition d’inventer une “ … langue / Qui ne s’apprend pas : la langue de l’oubli ”, une poésie sans commencement ni fin, chaotique “ comme une histoire écrite à même le vent ”, reflet fantasmé d’une vie absurde, pleine d’objets inutiles, de mots égarés ou insignifiants, de faits divers burlesques ou tragiques, et de “ cette vocation qui est / La nôtre de pourrir lentement ”. Lisons ce poème qu’on voudrait pouvoir citer dans son intégralité :

 

Le mouvement des ombres

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…dans l’incurable mélancolie, cette vocation qui est

La nôtre de pourrir lentement, ce travail d’insecte,

Cette menuiserie, ce déferlement de fantômes.

On marche on s’explique on s’éteint : la vie a coulé

[…]

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L’invention des bibliothèques, nrf

 

“…si m’en croyez, recommençons l’année 70…”

 

     Ainsi la boucle sera bouclée : Laurent Barthélemy aura l’âge des Métamorphoses du biographe. Il est, en somme, un jeune homme, en quête d’un idéal inaccessible – “ ce mythe appelé poésie ” – et donc toujours à rechercher dans ce qui manque (idée empruntée à Reverdy). Mais ce jeune homme, qui a une petite fille de sept ans avec un lapin bleu, a l’expérience de ceux qui savent qu’un poète est “ le résultat de tous les autres, venus avant, venus avec ” et qui consentent à cette évidence afin que se poursuive “ inlassablement, l’invention des bibliothèques ”.

 



[1] Dans cet article, toutes les citations sont empruntées à Lionel Ray. 

[2] On voudra peut-être relire l’article que JPG a déjà consacré à Lionel Ray dans le n° 21 de Poésie/première sous le titre : “ Lionel Ray ou La modernité qui se moque de la modernité ”.

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Jean-Paul Giraux a publié un recueil de proses brèves ("Le chimpanzé de Rio"La Bartavelle puis édition augmentée à Editinter), des nouvelles noires ("L'allée du vingt et autres faits divers") et des romans  ("La lettre de Pithiviers", préfacé par Maurice Rajsfus,  "L'Amérique et les yeux du poisson rouge", policier,  Le poinçonneur avait les yeux lilas, policier préfacé par Jean Joubert, Métropolis, c'est tous les jours vendredi 13, policier,  aux éditions Editinter ).  Il collabore aux revues Poésie sur Seine et Poésie/première auxquelles il donne régulièrement des articles sur la poésie et les poètes. On retrouve ses articles  dans deux livres d'essais, Aragon, Césaire, Guillevic et 21 invités du mercredi du poète, études et entretiens, anthologie de l'Arbre à paroles Belgique ; juin 2011, et Y a-t-il des mots pour parler poésie ? préface de jean Joubert; Editinter 2013.

 

 

 

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