LES SABOTS ROUGES ou LA RECHERCHE

D’UN PASSÉ PERDU

 

par Jean-Paul Giraux

 

 

Les Sabots rouges ont fait l’objet de deux éditions grand format aujourd’hui épuisées chez Grasset (avril 1979 et mai 1994). Nous nous réjouissons de voir cet ouvrage, le seul ouvertement autobiographique de Jean Joubert, repris par les éditions de L’Ecluse BP 24, 45230 Chatillon-Coligny (2008), un beau livre agrémenté de documents photographiques fournis par l’auteur.

 

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I  La mort du père

      Le roman autobiographique de jean Joubert s’ouvre sur ces mots : “ Mon père est mort il y a trois semaines ”. C’est l’événement déclencheur. L’auteur est de retour – trente ans après l’avoir quittée – dans la maison de son enfance où sa mère est là, abîmée par le chagrin et la solitude, mais courageuse et refusant toute nostalgie parce que la vie l’exige ainsi.

“ Ne te couche pas trop tard  dit-elle, comme jadis, à ce grand enfant de cinquante ans que Juliette, sa femme, attend là-bas, dans le Sud.

 II  Le projet autobiographique

       “ C’est la nuit, dans ma chambre, lorsque je suis seul, que les images m’envahissent . C’est là, et en ces circonstances pudiquement rapportées, que le projet autobiographique va s’élaborer avec cette prise de conscience capitale que le Sud fut, au bout du compte, un refuge illusoire, que prend forme, non pas tellement le désir de se raconter – nulle complaisance, dans cet ouvrage – que celui de rencontrer ses origines, de retrouver ses racines, à travers les lieux et les personnages qui les constituent.

      Jean Joubert devient alors un narrateur-enquêteur, et le récit, évitant la stricte chronologie, donne habilement l’impression d’avancer au gré des découvertes. A partir de quelques objets, des lettres, des photos, des témoignages encore accessibles, un passé se recompose. Celui de l’enfance, certes, de la naissance en 1928 jusqu’aux derniers jours de l’Occupation, mais en deçà, à travers ce que l’auteur appelle sa “ préhistoire ”, et au-delà puisqu’il n’est pas question pour lui de perdre de vue ce qu’il est devenu – universitaire, poète et romancier – et ce qu’il a décidé de réaliser en cette année de la mort du père.

      C’est que les intentions de l’auteur sont clairement affirmées : “ Les Sabots rouges, écrit-il, est le récit au jour le jour de cette quête des origines... ”, pas seulement une histoire qui le concerne en propre, mais celle “ d’un peuple profond trop souvent laissé pour compte par la littérature et l’histoire , d’où l’importance, à côté des précisions géographiques, des déterminations sociales et historiques dans le projet du romancier.

      De là, également, l’intérêt majeur d’un récit auquel il serait absurde de reprocher sa subjectivité alors qu’il revendique, à juste titre, les droits de l’intuition et de l’imagination quand il convient de suppléer la minceur des témoignages et la rareté des traces que laisse l’existence des plus humbles, le quotidien de ceux que les livres d’histoire ont toujours ignorés.

 III  Le cadre géographique

       Ainsi, sommes-nous conduits dans “ ce Gâtinais de rivières et d’étangs  dont les paysages ou les atmosphères sont la trame de très nombreux poèmes de Jean Joubert. Voici Châlette-sur-Loing où le poète est né, avec ses cités ouvrières et sa rue de la Gare dont on a coupé les platanes et qui ajoute le vacarme des camions à l’ébranlement des trains ; voici, aux environs, les villages serrés autour de leur église et la forêt que parcouraient, il n’y a pas si longtemps encore, les hurlements sinistres des chiens de la chasse à courre (“ Et longtemps, à travers le chien, j’ai senti la proximité du loup ).

      Un “ pays de corde, nous dit Jean Joubert, et qui ne manque pas de greniers et de granges  pour se pendre, avec “ cette tristesse semblable aux brouillards qui montent des rivières et des canaux , un pays qui aura oppressé sa jeunesse et qu’il aura voulu fuir en allant vers le Sud, mais dont il sait que la tristesse et les brumes lui “ collent toujours à la peau .

      C’est dans ce cadre aux horizons bouchés que s’inscrivent les lieux de cette “ saga obscure  dont Les Sabots rouges sont à la fois le titre et l’image emblématique : la maison des parents où, certains soirs, il semblait à l’enfant “... que l’inquiétude peu à peu suintait des murs et de la nuit... ” ; celle des grands-parents maternels qu’il a fallu se résoudre à vendre ; l’ancien atelier de l’oncle Georges et, plus tard, sa boutique où se sont retrouvés pour parler et débattre l’agronome écologue René Dumont, le poète Marcel Béalu ou le philosophe marxiste Henri Lefebvre ; l’école où la femme de Georges, enseignait La Marseillaise de la Paix de Lamartine à ses jeunes élèves ; l’usine du père qui, dès cinq heures et demie du matin, pour douze heures de travail épuisant et un salaire de misère, engloutissait le troupeau gris des ouvriers qui venaient vendre leur force de travail.

 IV  La dimension sociologique.

      Dans ce cadre bien circonscrit, univers alors presque immobile, se croisent les deux lignées dont le poète/romancier est l’héritier. L’une, celle du père, à vocation paysanne – l’amour des jardins en sera une survivance jamais démentie – mais qui rejoint l’usine avec l’illusion d’échapper à un “ brouillard de fatigue  et à une misère sans issue sur laquelle veillent le châtelain et le curé. L’autre, celle de la mère, qui vient de l’Auvergne lointaine où les hommes sont bûcherons et charbonniers, et aussi sabotiers comme l’Oncle dont les Mémoires, écrits à près de quatre-vingts ans, offrent un document irremplaçable au chroniqueur.

      Ceux-là, s’ils viennent finalement se fixer en Gâtinais, sont d’abord des nomades “ civilisés, si on peut dire, par le compagnonnage et la fréquentation des marchands , plus politisés aussi, volontiers anars et mangeurs de curés, “ ces corbeaux, ces rapaces, ces engrosseurs de filles, toujours fourrés chez les bourgeois, et qui s’y entendaient à maintenir le peuple dans l’esclavage : humilité, soumission, votre royaume n’est pas de ce monde. Tu parles ! 

      A la croisée, on appartient à “ une famille perdue  (selon le mot délicieux du curé de Châlette), une de celles qui ne fréquentent pas l’église, ni pour les mariages ni pour les enterrements. “ Pour moi ni baptême, ni catéchisme, ni communion... , précise l’auteur qui n’ignore pas que, dans ces régions, l’Eglise chrétienne est une usurpatrice et que, dans les forêts du Gâtinais, les dieux païens – ils survivent dans certains de ses poèmes – furent difficiles à détrôner.

      Il s’agit d’une tribu qui – l’Oncle fait exception – vit plutôt repliée sur elle-même, en restant toutefois intimement concernée par les grands événements : la guerre, bien sûr, celle de 14 qui suit immédiatement l’assassinat de Jaurès et l’écroulement du rêve pacifiste, celle de 40, avec l’exode, le soulagement de l’armistice et, rapidement, “ l’humiliation, la tragédie, la peur ” avec, entre les deux, les grèves de 36 et l’embellie du Front populaire, le gouvernement de Léon Blum dont Maurras dira : “ C’est un homme qu’il faut fusiller. Mais dans le dos. ”.

 V  La figure emblématique de l’Oncle.

       Voici les lieux, les événements, ceux de la vie quotidienne et ceux que l’histoire a retenus, et maintenant les hommes et les femmes de la “ saga ” : Les Sabots rouges, c’est une série de portraits – aïeuls, oncles et tantes qui surgissent devant les yeux du lecteur et soudain s’animent : le grand-père “ usé par l’atelier, la maison [jamais finie, qu’il construit], la forêt ” ; l’oncle André qui ressemble tant à l’auteur, et qui meurt de tuberculose à 22 ans ; la tante Alice dont la vie est “ pleine de signes, de conjurations, de mystères ”, le père, solide travailleur, bien installé dans ses convictions, avec lequel il parle peu, qu’il aime suivre au jardin, dans la forêt, mais auquel il s’oppose, l’adolescence venue.

      D’autres encore, non pas pittoresques, mais vrais, tels que Jean Joubert sait les faire revivre dans son livre.

      Il y a surtout l’Oncle Georges, “ sabotier anarchiste ” et “ autodidacte ” dont la forte personnalité, le prestige au sein de la famille – il avait fait son tour de France des Compagnons et passé par Bruxelles où il se mêle quelques jours à une communauté d’anarchistes – ont joué un rôle décisif dans l’orientation de l’enfant puis de l’adolescent. Certes, ce mentor s’intéressait plus aux idées qu’à la poésie, mais il incarne avec Germaine, son épouse, l’esprit d’ouverture, la convivialité, une révolte qui se veut pacifique envers une société injuste. Dans sa bibliothèque, figuraient Jean Richepin et Charles Baudelaire dont L’invitation au voyage fut d’emblée, pour le jeune Joubert un signe fort : “ Mon enfant, ma sœur, / Songe à la douceur / D’aller là-bas vivre ensemble ! ”.

 

VI  Des clefs pour l’œuvre.

 

      Le retour dans le Sud s’annonce aux dernières pages du récit.

      Il ne s’agit plus cette fois, comme il y a vingt-cinq ans, de mettre des distances entre le narrateur et un univers où la vie s’était enlisée et qu’il évoque souvent dans ses œuvres comme une sorte de moyen âge sombre et fabuleux. Il en a analysé le mécanisme avec lucidité dès les premières pages des Sabots rouges : “ ...je sais bien que tout adolescent doit éprouver, sous peine de paralysie, ce violent désir de prendre ses distances. A dix-huit ans, j’étouffais. Cela provoquait d’ailleurs plus de mélancolie que d’éclats... On se révolte mal contre ceux qui si visiblement vous aiment... A chaque pas je m’empêtrais dans les sentiments, et je souffrais de faire souffrir. ”

      Il ne s’agit plus de s’éloigner d’un milieu dans lequel l’étudiant façonné par les livres, puis le professeur de littérature américaine ne se sentait plus tout à fait à sa place. Il en a fait le triste constat : “ ceux que j’aime et qui m’aiment ne me comprennent plus, nous dérivons, les yeux ouverts, sur des eaux incompatibles... j’en éprouve une sourde souffrance. ”

      Rien de semblable, désormais.

      Alors qu’il vient d’enterrer le père et de consacrer des semaines à cette recherche d’un passé perdu, qu’il a vécu avec d’autres morts dont il s’est efforcé de relever les témoignages, il sait à présent à quelle double appartenance – qu’il assume avec lucidité et tendresse – il doit ces “ vagues ” tantôt grises et tantôt lumineuses (il est l’homme des “ deux versants ”[1]) par lesquelles se manifestent à la fois un sentiment de “ sourde culpabilité ” et la fierté d’être au croisement de ces deux lignées dont il a entrepris d’écrire l’histoire dans ces Sabots rouges qui proposent des clefs indispensables à la compréhension d’une œuvre poétique et romanesque de première grandeur.

 

 

Les Cahiers de la rue Ventura n° 4

Printemps 2009



[1] “ Jean Joubert ou Les deux versants du poète ”. Voir l’article de JPG dans Le Jardin d’essai n° 29/30, été 2003, ou encore sur l’encyclopédie en ligne Wikipédia où il a été intégralement reproduit.