LACENAIRE  OU LES CHEMINS DE LA NOTORIÉTÉ

 

par Jean-Paul GIRAUX

 

Un peu d’histoire

 

     Derniers jours de juillet 1830 : depuis sa résidence d’été de Saint-Cloud, Charles X pense arrêter l’orage qui s’annonce avec quatre ordonnances qui suspendent la liberté de la presse, prévoient la dissolution de la Chambre qui vient d’être élue, réorganisent le régime électoral.

     C’est un coup d’état auquel répliquent Les Trois Glorieuses (27, 28 et 29 juillet) dont Delacroix a donné une célèbre illustration avec La Liberté guidant le peuple (Salon de 1831) et qui aboutissent à l’abdication de Charles X au profit de Louis-Philippe 1er, le « roi bourgeois » dont les bajoues vont bientôt inspirer à Daumier l’aimable et poétique caricature de La poire.

     En revanche, on constate que les ouvriers et les étudiants qui ont assuré à coups de fusil le succès de ces trois journées restent exclus de la citoyenneté (le régime censitaire s’accommode de deux cent mille électeurs pour trente cinq millions d’habitants) et qu’ils peuvent utilement méditer la fable de La Fontaine où l’on voit le chat retirer les marrons du feu pour le singe : “Pour le profit de quelque roi”, dit très précisément le poète.

     Ces frustrations, auxquelles s’ajoutent les effets d’une crise économique grave et les ravages du choléra – à Paris, il fait 20 000 morts, essentiellement dans les quartiers populaires surpeuplés – se traduisent par des actions violentes. Manifestations antireligieuses (mise à sac de l’église de Saint-Germain l’Auxerrois) qui dénoncent l’alliance du Trône et de l’Autel en posant crûment la question de savoir si, comme l’écrit joliment l’historien Michel Winock dans son récent Les voix de la Liberté (Seuil, éditeur), Dieu était compatible avec la liberté. Révolte des canuts de la Croix Rousse à Lyon, qui provoque les commentaires angoissés du journaliste Saint-Marc Girardin: « La sédition de Lyon a révélé un grave secret, celui de la lutte intestine qui a lieu dans la société entre la classe qui possède et celle qui ne possède pas... ». Un peu partout et notamment à Paris, émeutes républicaines réprimées dans le sang : en 1834, rue Transnonain – quartier du Marais – tous les habitants d’un immeuble sont massacrés par la soldatesque du « brave » général Bugeaud.  

 

Les Trois Glorieuses de Pierre-François Lacenaire  

 

     C’est dans ce contexte politique et social violent que surgit la figure étrange et peut-être symptomatique de Lacenaire[1].

     Au départ, en décembre 1834, deux faits divers : Passage du Cheval-Rouge à Paris, on a découvert les corps ensanglantés de Jean-François Chardon et de sa mère impotente. Toujours à Paris, le jeune encaisseur d’une banque parisienne a été l’objet d’une tentative d’assassinat rue Montorgueil dans l’appartement d’un certain Mahossier où il s’est présenté pour toucher une traite tirée par ce dernier. Dès le mois de février suivant, l’enquête, qui bénéficie des dénonciations de ses deux complices, Avril et François, aboutit à l’inculpation de Pierre-François Lacenaire déjà convaincu de faux en écriture et d’autres méfaits.

     Affaire banale, rapidement élucidée ? Pas du tout. D’entrée, Lacenaire s’emploie à bouleverser les données habituelles du fait divers comme on devait s’en apercevoir mieux encore pendant les trois journées des assises de la Seine qui lui sont consacrées, les 12, 13 et 14 novembre 1835, ses Trois Glorieuses à lui, en quelque sorte. Non seulement on y découvre, avec une certaine incrédulité, un criminel qui revendique ses crimes, mais il semble qu’il en rajoute volontiers (il parlera de « cinq ou six individus égorgés au hasard » !). Plus surprenant encore, alors que les charges qui pèsent sur lui sont effrayantes, ce jeune assassin semble posséder toutes les séductions (Marcel Herrand dans Les Enfants du Paradis !). Il est beau, élégant, intelligent, instruit (il fut un temps élève des Jésuites au petit séminaire d’Alix, près de Lyon - études classiques jusqu’en classe de rhétorique), sans vanité (c’est l’avocat général qui le dit), sincère, loyal (cette fois, c’est le chef de la Sûreté qui en témoigne). Il donne, dans le prétoire, un spectacle fascinant qui se poursuit ensuite à sa cellule de la Conciergerie où tout Paris aspire à le rencontrer et où il attend son exécution avec une incompréhensible désinvolture.

     Pour couronner le tout – un comble ! – ce beau jeune homme écrit des vers plutôt réussis où il assassine allègrement la morale !

     Même Jules Janin, qu’on a surnommé le « prince de la critique », mais dont Thibaudet dira plus tard qu’il ne produisait que du « vent », en conviendra dans un saisissant raccourci : « Voilà tout le secret de l’affaire : un homme qui vole, et qui tue, et qui marche à l’échafaud en blasphémant et en faisant des vers ! ». Et c’est justement là que résident la singularité du personnage et l’origine du scandale inouï qui a fondé sa notoriété. Qu’on y songe quelques instants ! On est à une époque où la conception d’une poésie comme langage divin est encore largement répandue et voilà qu’à l’occasion d’un fait divers sordide, poèmes et chansons (des Mémoires sont annoncés), naguère tenus pour négligeables, circulent dans tous les journaux, témoignant non seulement du talent d’écriture de Pierre-François Lacenaire (en fonction des critères de l’époque) mais de ses idées largement subversives. Car si la poésie, lyrique ou satirique, bénéficie alors d’un prestige sans doute inimaginable aujourd’hui, le succès individuel reste fort problématique. Comme le souligne Anne-Emmanuelle Demartini, on ne compte plus les morts misérables ou les suicides de poètes : Aloysius Bertrand, Hégésippe Moreau, Victor Ecousse qui se donne la mort à l’âge de dix-neuf ans, pour n’en citer que quelques-uns.

     Alors, avec Lacenaire, assassin et poète, est-on tellement dans un autre registre comme le croient ceux des commentateurs qui déplorent qu’on ne puisse bientôt plus faire la différence entre l’histoire de la littérature et la Gazette des tribunaux ?

 

Du bon usage de la guillotine

 

     Anne-Emmanuelle Demartini définit les Mémoires de Lacenaire – dont l’édition posthume sera en partie censurée – comme étant « le plaidoyer et le réquisitoire d’un accusé qui plaide coupable tout en clamant son innocence ». La formule est excellente, et il semble possible d’en étendre l’application à l’œuvre entière et donc aux poèmes de Lacenaire.

     Pierre-Francois Lacenaire est l’enfant « non voulu » (cf. Richepin, Les philistins) d’un couple de bourgeois mal assortis. Il se sent mal aimé par une mère qui lui préfère son frère aîné, et rejeté par un père dévot et intolérant, dont la banqueroute fait de lui un déclassé en le contraignant à abandonner ses études pour diverses activités précaires, y compris celle d’écrivain public. En dépit d’un talent qu’on se plaira à reconnaître après coup, toutes ses tentatives pour entrer dans la carrière littéraire échouent. Il en retient que la société fonctionne sur les mêmes bases injustes et hypocrites que la famille. On pense à Balzac qui observe au même moment que “Les moeurs fabriquent incessamment des capacités qu’elles envoient mourir à l’entrée de carrières obstruées”. Lacenaire, lui, en a tiré une autre conclusion : « Je me suis regardé comme en état de légitime défense contre la société ; je comprends que celui qui n’a rien tue et pille celui qui possède », conclusion que les quatre strophes de la Pétition d’un voleur à un roi voisin (il s’agit encore de Charles X) illustrent parfaitement :

 

 

1 Sire, de grâce, écoutez-moi :

Sire, je reviens des galères....

Je suis voleur, vous êtes roi.

Agissons ensemble en bons frères.

Les gens de bien me font horreur.

J’ai le cœur dur et l’âme vile.

Je suis sans pitié, sans honneur.

Ah ! Faites-moi sergent de ville !


2 Bon ! Je me vois déjà sergent :

Mais, sire, c’est bien peu, je pense.

L’appétit me vient en mangeant :

Allons, Sire, un peu d’indulgence !

Je suis hargneux comme un roquet,

D’un vieux singe, j’ai la malice.

En France je vaudrais Gisquet

Faites-moi, préfet de police !


3 Grands dieux ! que je suis bon préfet !

toute prison est trop petite.

Ce métier, pourtant, n’est pas fait,

Je le sens bien, pour mon mérite.

 Je sais dévorer un budget.

Je sais embrouiller un registre.

Je signerai : “Votre sujet”.

Ah ! Sire, faites-moi ministre !

4 Sire, que Votre Majesté 

Ne se mette pas en colère.

Je compte sur votre bonté ;

Car ma demande est téméraire.

Je suis hypocrite et vilain,

Ma douceur n’est qu’une grimace ;

J’ai fait se pendre mon parent :

Sire, cédez-moi votre place !


     Mais plus encore que sa dénonciation d’une société dont l’idéal avait l’apparence sordide d’une pièce de cent sous (le mot est encore de Balzac mais on peut aussi penser au « Enrichissez-vous ! » si poétique de Guizot), c’est l’athéisme de Lacenaire, doublé d’un réel détachement devant la mort annoncée, qui devient, aux yeux des bien-pensants de l’époque, le plus inimaginable des crimes. Cela est si vrai qu’ils s’emploient à réduire le scandale en faisant circuler un poème apocryphe, Insomnie du condamné, où le poète assassin consentait enfin à se convertir avant d’affronter l’échafaud. Au démenti cinglant de Lacenaire, relayé par une partie de la presse, les mêmes faussaires répliqueront par la voix de la très officielle Gazette des tribunaux en accréditant une relation truquée de son exécution où sa lâcheté faisait apparaître que le mépris de la mort et le refus de Dieu étaient chez lui une escroquerie de plus.

     Nous savons qu’il n’en était rien (témoignage du bourreau etc.), mais on comprend que la dernière scène, celle où Don Juan accepte par défi de serrer la main du Commandeur, est toujours aussi insupportable à certains : seuls les martyrs doivent avoir le privilège de mourir sans trembler !

     Ecoutons le Dernier Chant de Pierre-François Lacenaire :

 

Salut à toi, ma belle fiancée,

Qui dans tes bras vas m’enlacer bientôt !

A toi ma dernière pensée,

Je fus à toi dès le berceau.

Salut ô guillotine ! expiation sublime

Dernier article de la loi,

Qui soustrais l’homme à l’homme et le rends pur de crime

Dans le sein du néant, mon espoir et ma foi.

 

     Une question s’impose qui ne cherche nullement à excuser l’inexcusable, car les crimes de Lacenaire sont des plus odieux :

     Et si, pourtant, ces crimes-là, avec la guillotine au bout, n’étaient pas autre chose que le suicide – un de plus, mais retentissant celui-là – d’un poète maudit ?



[1] Nous avons largement sollicité l’excellente étude de Anne-Emmanuelle Demartini, L’Affaire Lacenaire - Aubier, Paris 2001

 

 

                   

Jean-Paul Giraux a publié un recueil de proses brèves ("Le chimpanzé de Rio"La Bartavelle puis édition augmentée à Editinter), des nouvelles noires ("L'allée du vingt et autres faits divers") et des romans  ("La lettre de Pithiviers", préfacé par Maurice Rajsfus,  "L'Amérique et les yeux du poisson rouge", policier,  Le poinçonneur avait les yeux lilas, policier préfacé par Jean Joubert, Métropolis, c'est tous les jours vendredi 13, policier,  aux éditions Editinter ).  Il collabore aux revues Poésie sur Seine et Poésie/première auxquelles il donne régulièrement des articles sur la poésie et les poètes. On retrouve ses articles  dans deux livres d'essais, Aragon, Césaire, Guillevic et 21 invités du mercredi du poète, études et entretiens, anthologie de l'Arbre à paroles Belgique ; juin 2011, et Y a-t-il des mots pour parler poésie ? préface de jean Joubert; Editinter 2013.

 

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A consulter :   http://perso.orange.fr/jeanpaulgiraux/

 

        

                       

 

 

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